Mai 68 à Beaussier : Après la révolution, la plage

Photo du haut (de gauche à droite) : Toussaint Codaccioni, Yollande Le Gallo, Martine Faliu, Toni Giugiaro et Michel Puech.
Photo du haut (de gauche à droite) : Toussaint Codaccioni, Yollande Le Gallo, Martine Faliu, Toni Giugiaro et Michel Puech.

Article paru dans Le Seynois mai 2018

Il n’aura fallu que quelques jours pour que les lycéens de Beaussier emboîtent le pas de leurs camarades parisiens.

Début mai, Michel Puech, alors en terminale au lycée seynois, monte à Paris, en stop, et en revient quelques jours plus tard avec «la révolution plein la tête» et, des étincelles de liberté dans les yeux. Avant de retourner au lycée, il convoque ses copains au café La Frégate sur le port. «Hé les copains, ça bouge à Paris !». Il leur raconte ce qu’il a vu et, leur montre les fameuses affiches de contestation des Beaux-Arts. Les jeunes Seynois montent alors le Comité d’action lycéenne, décident d’occuper le lycée et, rejoignent le mouvement, né à la Sorbonne quelques semaines plus tôt. Mai 68 à Beaussier avait commencé. Flash-back 50 ans après, avec la revue de presse illustrée d’Alain Boggero, et, les souvenirs de celles et ceux qui l’ont vécu et qui racontent leur mai 68.

Pour une bonne plongée dans les mémoires de mai 68, il faut se (re)placer dans son contexte historique. « Les nombreuses images qu’il reste de l’époque ont été tournées essentiellement à Paris, raconte Yollande Le Gallo, qui donnera une conférence sur « Mai 68 à Beaussier » le 26 mai à 16h au café des Arts, rue Cyrus Hugues. Sur ces films, nous avons l’impression d’une jeunesse libre et très émancipée, raconte l’institutrice à la retraite, mais en Province ça n’était pas le cas. On se cachait pour flirter. Les garçons portaient le costume, les filles n’avaient pas le droit de porter de pantalons à l’école. Dans les établissements scolaires, garçons et filles étaient séparés. Les effets de Mai 68 se sont faits sentir, oui, mais plus tard. Pour le féminisme par exemple, c’est Mai 68 qui a déclenché des choses, mais il a fallu du temps. La grève à l’époque, c’était encore une affaire d’hommes».

« Coincé entre le Gaullisme et le Communisme »

« La société française était figée, prise en sandwich entre le pouvoir gaulliste et le parti communiste français, très puissant à l’époque. Le conservatisme d’avant-guerre était toujours de mise » raconte Michel Puech, journaliste, alors en Terminale à Beaussier. C’est lui qui a allumé la mèche de la révolte à Beaussier, ramenant de Paris les affiches des Beaux-Arts. « On avait un besoin de liberté ! ».

« Pour nous, l’avenir c’était Beaussier et les chantiers »

« Il faut bien se rendre compte que pour nous, les enfants seynois, l’avenir était tout tracé, raconte Toni Giugiaro : c’était Beaussier et les chantiers. Et nous on se disait : « les chantiers jamais ! » Toni Giugiaro et son frère Bati sont les copains de Michel Puech, et après leur réunion à la Frégate, les 3 camarades décident de monter le CAL de Beaussier (le comité d’action lycéenne). « Après le café à La Frégate, on est monté au lycée, avec un mégaphone, se souvient Toni, et on avait décidé que dès que le surveillant général, monsieur Chrisostomi, ouvrirait les grilles du lycée, on s’engouffrefrait derrière lui, on ferait un discours, et on commencerait l’occupation du lycée ».

Les profs solidaires

« Les profs étaient avec nous, raconte Martine, enfin presque tous, je me souviens de monsieur Laporte, prof de philo, de madame Annette Merle, la belle-fille du maire Toussaint Merle, prof de français, de monsieur Pinson, qui est aujourd’hui le président du club de l’observatoire Antarès. Monsieur Petit et sa femme, profs tous les deux, qui nous faisaient à manger ».

Les « chantous » solidaires

Toussaint Codaccioni avait 31 ans à l’époque, il était responsable du laboratoire au lycée. « Il y avait encore beaucoup de campagnes et de maraîchers à La Seyne-sur-Mer. Ces derniers donnaient de la nourriture aux ouvriers des chantiers navals qui étaient en grève aussi. Et les ouvriers partageaient avec nous. On était protégés par les CNIM et tous solidaires dans la lutte ».

S’affranchir de toute autorité

Même si beaucoup de membres du CAL étaient aux Jeunesses communistes, les revendications de ce début mai étaient beaucoup moins politiques. « On voulait pas être trop rouges » se souvient Toni. « On voulait la liberté d’expression, la liberté de s’habiller comme on voulait et, fumer au lycée. On voulait s’affranchir de toute autorité, et apporter notre pierre à l’édifice de la lutte des classes. Alors on occupait le lycée et on allait manifester à Toulon pendant que d’autres tenaient les piquets de grève au lycée, car on a été attaqués une fois par les fachos qui ont essayé de nous déloger. Je me souviens aussi d’une manif à Toulon. Coursé par les CRS, j’ai battu le record du monde de vitesse ce jour-là ».

Alain Boggero, 16 ans, dessine

En ce joli printemps 1968 à La Seyne-sur-Mer, on défile encore sur le port pour le premier mai. Alain Boggero, fils d’ouvrier, habite à Berthe. Il est en première au lycée et aime dessiner. En ce premier mai 1968, il ne sait pas que le printemps ne sera que révolte jusqu’à l’été, mais il dessine le premier dessin de ce qui deviendra son journal de bord de mai 68. Sorti il y a dix ans, intitulée « 68 », sa revue de presse illustrée de ses dessins fige des souvenirs parfois capricieux et subjectifs, surtout après 50 ans… (voir quelques extraits de son œuvre juste après cet article).

« Mai 68, c’était ma ZAD »

« J’étais un bon élève, je voulais comme papa et les copains rentrer aux chantiers, mais j’étais rachitique. Je dessinais tout le temps. J’étais aux Jeunesses communistes, et mai 68 c’était ma ZAD. On voulait éduquer la classe ouvrière en vue de faire la révolution sociale, on était vraiment idéaliste ». L’artiste seynois qui a peint des milliers de gueules d’ouvriers, les amoncelle dans son petit atelier de la rue Dragon à Marseille. En attendant que son rêve se réalise, exposer à Tamaris, l’artiste en exil, comme il aime à le répéter, est toujours aussi révolté. « 1% de la population de cette planète possède 99% des richesses, c’est aux gens à inventer leur paradis, contre les gens qui se gavent. Vous savez le communisme c’est comme une religion, même si je ne suis plus au PC, je serai toujours communiste et marxiste, j’ai pas le choix ».

« Pompidou et Giscard pénards »

Grâce à son œuvre, mai 68 à La Seyne est figé sur papier Canson. Mais que reste-t-il de cet élan de liberté, de justice sociale et de culture ?
Réponses : 35% d’augmentation du SMIC, passant à 2,50 francs de l’heure, 56% d’augmentation pour les salariés agricoles, et par effet boomerang, l’augmentation proportionnelle de tous les autres salaires, une quatrième semaine de congés payés obtenue juste après, en 69, la reconnaissance des syndicats, le bourgeonnement du féminisme, une explosion des activités culturelles, la liberté sexuelle naissante, qui se poursuivra toute la décennie suivante et… une certaine légèreté hédoniste qui s’impose désormais dans la société française, après des années de Gaullisme, quelque peu rigides. « Avec de tels acquis, Giscard et Pompidou ont été pénards pendant leurs septennats » se souvient Toni.

Beaussier-sur-Mer

A Beaussier, en ce début juin 68, comme dans tous les lycées de Provence, depuis que l’enseignement supérieur existe, on va se baigner. Alors que les ouvriers des chantiers et, les employés du privé et du public ont repris le travail, suite au accords de Grenelle, les lycéens sont de plus en plus aux Sablettes, et, de moins en moins au lycée. Beaussier est désoccupé, puis plongé dans le silence des vacances d’été.

« Il ne reste plus grand chose de cet esprit de mai 68. Il n’y a plus de solidarité, regrette Toni. Ceci dit, si un autre mouvement devait émerger aujourd’hui, 50 ans après, je pense qu’il serait beaucoup plus radical et violent ». L’actualité de ce premier mai 2018 à Paris, avec les black blocs, lui a donné raison.

A la rentrée 69, tout avait changé mais… pas vraiment non plus : « J’avais 12 ans en mai 68, se souvient Gérard Rinaldi alias Tonton Dgé du café théâtre 7ème vague, tout ce dont je me souviens c’est qu’en 68, je portais un tablier pour aller à l’école et qu’en 69, il avait disparu ».
Ha ! La douce subjectivité des souvenirs…

sylvette.pierron@la-seyne.fr
(née le 19 mai 1968)